Échec gouvernemental prévisible

En janvier 2016, le ministère de la Culture a annoncé lancer la création d’un nouveau clavier français devant permettre d’avoir un accès facile à des symboles manquants en français, tel que le É, les «» ou encore œ et æ. C’est à l’AFNOR qu’a été donné cette tâche. Je n’aime pas faire des prévisions, sauf quand je suis sûr de mon coup. Et je prévois un échec.

Je viens déjà de les taper sans difficulté particulière, mais j’ai effectivement un layout particulier, que certains ont tenté de normaliser auprès de l’AFNOR : le bépo. Déjà en préambule, je me demande bien pourquoi le ministère de la culture voudrait refaire ce qui existe déjà. Et puis pour être honnête, je suis libéral, je considère que l’État ferait mieux de laisser au privé ce pour quoi il n’est pas indispensable. Mais avant tout, voyons les échecs gouvernementaux précédants.

France.

Comme j’en parlais hier, nous avons déjà eu 2 tentatives qui se sont soldées par des échecs : le ZHJAY de la commission Albert Navarre en 1907, et le clavier « Marsan » (1973-1976). Jamais 2 sans 3…

En général, on admet que le QWERTY et l’AZERTY étaient déjà très utilisés, et que les utilisateurs aient préféré l’existant plutôt que de tenter une nouvelle disposition de touches, ce qui explique l’échec de ZHJAY. Je ne suis pas très sûr que ce soit la seule explication, et j’ai pas la force d’aller chercher à la BNF des archives des journaux de l’époque pour étudier la chose.

L’échec du clavier Marsan est bien pire. Le clavier a été normalisé par l’AFNOR au début des années 80. En toute logique, lorsque Thomson a développé « l’ordinateur national » peu de temps après (Thomson, a cette période, appartenait d’ailleurs à l’État Français), celui-ci était doté du clavier national dont le financement était le fait du ministère de l’industrie, n’est-ce pas ?

Thomsino MO5

Ah, en fait non, c’est un clavier AZERTY avec des touches caoutchouteuses au touché dégueulasse… Donc je résume, en 1973 on finance des recherches, en 1984, on les aura oublié ? Autant dire que Claude Marsan aura travaillé pour des prunes justifier son salaire. Sauf que son travail était réellement intéressant…

D’ailleurs le micro-ordinateur Thomson se vendra mal… Ce n’est pas grave, Laurent Fabius aura la solution : le plan « Informatique Pour Tous » (IPT), généralement considéré comme un échec car visant à faire acheter les écoles et collectivités locales du matériel Thomson. Si ce n’est que j’ai un peu bénéficié du plan, et que si j’avais eu un clavier Marsan au lieu de ces horribles touches caoutchouteuses, j’aurais été bien content. Encore que, l’on aurait pu rajouter la volonté d’imposer le clavier national contre la volonté de ses utilisateurs comme une des raisons de l’échec du plan…

Il a donc déjà été mené dans l’État Français à deux fois des études pour des claviers optimisés qui sont passées à la poubelle, pourquoi cela n’en serait-il pas de même ?

Mais voyons ce qui a été fait ailleurs.

Portugal

Le clavier HCESAR a été imposé comme le clavier national par Salazar en 1937 par décret. Toute l’adminstration en sera équipé, et une bonne partie du privé.

hcesar

Je ne vois pas l’innovation de la disposition des touches, je vois même une régression avec des symboles manquants (le point d’exclamation s’écrivant Apostrophe-Backspace-Point)…

Après la révolution des Œillets, le standard tombera en désuétude et sera remplacé par un QWERTY adapté au portugais.

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S’il faut une dictature pour imposer une dispositon de touches, je pense qu’il est plus sain de ne pas se lancer dans l’aventure, mais voyons ailleurs.

Bulgarie.

La langue bulgare s’écrit en cyrillique. Un clavier a été proposé et normalisé il y a fort longtemps, la norme a été révisé plusieurs fois entre temps :

400px-keyboard_layout_bulgarian_bds2

Ce clavier est « dvorak » : les voyelles sont à gauche, les consonnes à droite, avec les lettres les plus utilisés sur la rangée du milieu. Formidable !

Effectivement, les machines à écrire bulgares reprennent souvent cette disposition. Mais dans les faits, allez dans un magasin d’informatique à Sofia, tous les claviers seront marqués en QWERTY US ! La moitié des claviers étant néanmoins bilingues, avec le double marquage des touches cyrillique / US. Je sais de quoi je parle car j’ai vécu sur place.

Donc, comment s’écrit actuellement le bulgare sur un clavier ? Il existe un standard informel et non normalisé sur base de QWERTY : le claver « phonétique ». Il faut savoir que les bulgares sont amenés régulièrement à travailler avec l’alphabet latin, que ce soit pour coder ou pour écrire des langues étrangères, dont bien sur l’anglais ou le turc (langue également parlée minoritairement dans ce pays). Donc ils doivent connaître aussi le clavier QWERTY… et même quelquefois ils écrivent le bulgare en caractère latins ! Il existe à cet effet une norme informelle par correspondance entre la ressemblance sonore ou visuelle (lorsque le phonétique n’est pas possible) entre les lettres latines et cyrilliques. Ce qui a donné lieu au clavier « phonétique » :

keyboard_layout_bulgarian_phonetic

Sachant qu’il existe également une autre norme visant à utiliser les chiffres 4 et 6 pour les caractères Ч et Ш…

Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure méthode, mais cela facilite l’apprentissage du clavier lorsqu’on a besoin de taper à la fois en cyrillique et en latin.

Et bien sûr, le clavier informel phonétique n’est pas normalisé. Il a été proposé d’en faire une norme officielle, mais pour le moment les bulgares tapent généralement sur un clavier non normalisé, ce qui ne dérange personne sur place… Et l’État continue de mettre à jour sa norme dans son coin. Encore un échec de l’État. Bon, ça a servi sur des machines à écrire et continue d’être utilisé, c’est déjà ça.

Turquie

La langue turque est particulière dans le sens où elle s’écrivait généralement en caractère arabes jusqu’en 1928, puis en latin, dans une série de réformes culturelles menés par Atatürk lors de la création de la Turquie moderne. Aussi, pour écrire en turc, a été proposé le clavier suivant en 1955, également optimisé à la manière de Dvorak (appelé le « clavier F » en turc) :

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Ce clavier a effectivement été adopté par les turcs jusque dans les années 90, ou le « clavier Q » (QWERTY turc) a pris de l’importance :

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Aujourd’hui les 2 claviers co-existent en Turquie…

On peut donc bien parler d’une réussite d’un clavier proposé par une institution étatique (ici, l’équivalent de l’académie française pour la langue turque), mais ceci s’est fait par le biais d’un changement fondamental d’alphabet en turquie !

 

Revenons à nos moutons. Le scénario le plus probable pour ce clavier est que l’AFNOR mette quelques uns de ses brillants ingénieurs étudier le sujet. Reprendre le BÉPO n’étant pas envisageable, car le but est bien de créer le clavier, pas de prendre ce qui existe… Que feront ces ingénieurs ? A peu près le même genre de recherches que ce que j’ai fait, j’ai même de fortes chances d’y être lu au cours de ces recherches. (ou pas, je dois arriver trop tard).

Peut-être proposeront-ils un clavier physique différent à la manière du clavier Marsan, peut-être resteront-ils à créer seulement une nouvelle keymap. Puis ils iront proposer un layout optimisé selon certains principes (Dvorak, Colemak, Workman, ou AdNW, j’en reparlerai), et en débatteront longuement. Enfin, après quelques dizaines d’années-hommes la norme sera prête, et un document sera rendu. Sauf si le projet est abandonné entre temps, comme cela arrive aussi dans le privé, mais ne soyons pas médisants a ce point.

Était-ce utile de payer autant de personnes pour de telles recherches ? Le clavier alternatif remportant actuellement le plus de succès, le colemak, est l’œuvre d’un homme isolé, qui sur son CV est employé comme développeur web full stack en Irlande… Le dvorak-fr de Francis Leboutte est également l’œuvre d’un seul homme. Comme le workman, le norman, etc… Et ce blog est justement là pour parler de mes recherches à moi tout seul d’un clavier ergonomique. Être payé pour ça serait du domaine du rêve pour moi, je ne suis même pas sûr que le sujet soit très monétisable (ou que ce soit rentable de mettre des publicités sur ce blog si vous préférez). Notez que je ne suis pas jaloux, juste un libéral qui a des principes.

Revenons à notre norme toute prête et toute chaude, fruits de discussions entre experts de l’AFNOR. Un fois prête, la majorité aura changé (je ne crois pas à une réelection de Hollande en 2017), et le nouveau ministre risque d’abandonner ce nouveau clavier révolutionnaire sous une pile d’autres dossiers. Une nouvelle norme qui dans une quinzaine d’année sera déclassée, comme l’a été le clavier Marsan.

Mais admettons que le nouveau ministre de la culture souhaite promouvoir ce clavier et ne l’abandonne pas. Que peut-il faire ? Dépenser une fortune en spot télévisés ? Cela fonctionnera-t’il ? La résistance au changement est forte… il faudra beaucoup de spots. A mon avis, il dépensera son budget autrement, il a tellement d’autres choses à financer. L’imposer dans les écoles pour des cours de dactylo via le ministère de l’éducation nationale ? Ah oui, ce ne serait pas bête, mais le ministère de l’éducation veux-t’il de ce clavier ? Si oui, comment réagiront les élèves si ont leur impose un clavier différent de celui qu’ils voient ailleurs, et donc qui semble nécessairement plus difficile ? Très probablement mal, connaissant les élèves, j’en ai été un avant eux… Et encore faut-il qu’on arrive jusque là.

Bref, je ne vois pas comment cela peut bien se passer. En attendant, je retourne à mes études personnelles, je n’ai pas besoin de l’État.

5 réflexions sur “Échec gouvernemental prévisible

  1. La norme contiendra un azerty avec des symboles supplémentaires, et très probablement une version du bépo que nous, membres de la communauté bépo, essayons d’ajuster aux exigences de la norme (et d’améliorer sur quelques points mineurs). Y a aussi une équipe d’étudiants d’une université qui bossent sur une disposition si j’ai bien compris (je peux retrouver les informations si ça t’intéresse).

    Bref, tout le contraire de ce que tu sembles supposer sur la normalisation.

    1. Le mapping « azerty » (appelé fr-latin-1 en fait) de X.org propose déjà des caractères supplémentaires pour l’Azerty (notamment « et » que j’utilise régulièrement)…

      C’est pas exactement très difficile de proposer quelques modifications mineures à Azerty (certains font des claviers entiers seul comme je disais), mais ça ne change pas le fait que sur le fond, l’Azerty est très sub-optimal. Vu le déficit budgétaire de la France, pas sûr que ce soit de l’argent bien investi.

  2. LeBret

    Ça me gêne un peu de te critiquer car j’ai bien aimé les autres notes de blog, mais tu es tellement à coté de la plaque que je veux vraiment recadrer certains points.

    « je suis libéral, je considère que l’État ferait mieux de laisser au privé ce pour quoi il n’est pas indispensable »
    Aucun rapport. Les États-Unis, l’Allemagne, la Finlande ont normalisé leurs claviers : ces États ne serait pas libéraux ?
    En particuliers les États-Unis ont normalisé le dvorak ce qui a incité Microsoft a le supporté nativement. Si on peut avoir la même chose en France avec le Bépo ça arrangerait du monde.

    Manifestement tu ne connais pas du tout le fonctionnement de l’AFNOR. Ce n’est pas un bureau d’expertise. Elle n’a pas d’ingénieurs de recherche. Son travail est seulement d’animer les réunions et de rédiger la norme conçue par les sociétés du domaine concerné.
    Tu insistes lourdement sur l’argent dépensé, alors sache que ces sociétés (et leurs ingénieurs) ne sont payées ni par l’AFNOR, ni par l’État, au contraire.
    Je suis membre de ce groupe de travail en tant que représentant d’Ergodis (association pour bépo). Non seulement je ne suis payé ni par l’AFNOR, ni par l’État, ni par Ergodis (qui n’en a pas les moyens) mais je prends des jours de congés pour participer aux réunions et je paie mes billets de train de ma poche. Ça ne me dérange pas : je ne demande rien à personne. Mais lire à longueur de commentaire des critiques sur le « fric fou » que ça coûte, voire être taxé « d’emploi fictif », j’avoue que ça commence à m’énerver. Mieux ! Pour concevoir une partie de la norme, j’ai du consulter l’ISO-9995 qui ne m’a pas été fourni et que j’ai du acheter.

    Concernant l’argent publique ça coûte UNE personne au ministère de la Culture qui n’est même pas à plein temps sur ce sujet. Le personnel de l’AFNOR est payé par l’AFNOR, (là encore une seul personne plus sa secrétaire) financé essentiellement par les industriels membre de l’association.

    « Reprendre le BÉPO n’étant pas envisageable, car le but est bien de créer le clavier, pas de prendre ce qui existe… »
    Peux-tu me dire d’où vient cette affirmation ? Car elle totalement fausse. Le Bépo sera bien repris par la norme.

    « Peut-être proposeront-ils un clavier physique différent à la manière du clavier Marsan, peut-être resteront-ils à créer seulement une nouvelle keymap »
    Même question, car il n’a *jamais* était question de créer un clavier physique, précisément à cause de l’échec du Marsan.

    Concernant la longue liste de créateurs de disposition alternative : oui il est très facile de créer une disposition qui correspond à ses besoins propres, le problème est de créer une disposition qui correspond aux besoins d’un maximum de monde. C’est-à-dire d’arbitrer entre les besoins d’un geek, et ceux de madame Michu (pour info, j’ai été interviewé par un journaliste qui ne sait même pas mettre un tréma avec l’Azerty actuel !). C’est bien pour ça que ces dispositions alternatives se multiplient : les différents créateurs n’ont pas les mêmes priorités. Et c’est bien la valeur ajouté d’une conception collégiale comme celle de bépo.

    Enfin, est-ce que les gens passeront à une de ces dispositions ? Je n’en sais rien. Peut-être pas. Ce qui est sûr c’est que les chances sont meilleurs si cela peut se faire en 2 clicks que s’ils doivent aller sur un site internet, télécharger un zip, lancer un installeur qui leur dira « Attention ! Cette application n’est pas signé. Vous prenez un risque… »

    Pour finir le but n’est pas d’imposer un changement vers une nouvelle disposition, mais de faire en sorte pour ceux qui veulent changer que ce soit le plus facile possible.
    C’est libéral ? Non ?

    1. Il n’y a pas de contradiction … En fait même le fait d’avoir normalisé BÉPO et leur AZERTY amélioré en même temps est presque une preuve d’aveu que le BÉPO a de grandes qualités que leur nouvel AZERTY n’a pas.

      Et en 2023, je n’ai toujours pas vu de clavier avec la disposition Azerty amélioré dans les magasins. (Il est vrai que pour le BÉPO aussi, ça ne court pas non plus les rues, Typematrix ayant arrêté / mis en pause la fabrication).

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